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Indonésie-Bali
Au même instant une clameur retentit et les danseurs au kriss se jetèrent dans un élan furieux sur Rangda. Serrant leurs kriss arqués dans leurs poings, ils s'élancèrent, la mort, le meurtre et la folie inscrits sur leurs visages. Ce déchainement avait été si subit et leur élan paraissait si dangereusement irrésistible que van Tilema, surpris, étendit la main pour chercher un appui. - Pas de danger ", entendit-il murmurer le contrôleur, et il lui en fut reconnaissant. Rangda leva la main et les hommes se jetèrent sur le sable, comme morts. On eût dit en effet des cadavres, avec leurs jambes écartées; ils étaient tombés au hasard de leurs attitudes, comme fauchés par une arme invisible, tels des morts sur un champ de bataille. Mais Rangda à son tour fut saisie d'un mal étrange. Ses membres tressautèrent, elle se secoua et tomba raide dans les bras des porteurs d'ombrelles. Plusieurs hommes accoururent et emportèrent ce corps raidi. "Tombé en transe lui aussi, ce n'était pas prévu au programme ", murmura Visser. Escorté de ses deux porteurs d'ombrelles, le barong commença de circuler entre les danseurs au kriss, allongés sur le sol. Au contact de ses pieds, ils se levèrent l'un après l'autre. Le kriss à la main, ils firent quelques pas vacillants, la tête inclinée en avant, et soudain, tournèrent contre eux-mêmes les lames ondulées, à double tranchant et à pointe aiguë. Hurlant et gémissant, ils s'élancèrent contre leurs propres kriss, enfoncèrent les pointes dans leurs poitrines, bondirent, pris de soudaines convulsions, pour se rejeter avec plus de force encore sur leurs lames. Cette folie de destruction et de suicide montant par vagues, s'apaisait, puis reprenait, explosait à nouveau. Van Tilema constata qu'il s'était malgré lui cramponné à Visser, qui murmurait de temps à autre " Il n'y a pas de danger, tout se passe normalement. " Le résident Berginck tirait violemment des bouffées de son cigare, pour prendre contenance, mais ses mains tremblaient, car le spectacle était d'une cruauté presque insupportable. " Il ne coule pas une goutte de sang, murmura Visser, s'efforçant de les rassurer. Aussi longtemps qu'ils sont en transe, ils ne peuvent pas se blesser. "
En effet, van Tilema voyait les thorax bruns et luisants des hommes déchaînés reparaître, intacts, sous les lames. Et le plus inexplicable était à ses yeux l'attitude des spectateurs balinais. Ils se pressaient autour de la scène sur laquelle se débattaient les hommes, et quelques-uns d'entre eux riaient même. Les enfants étaient restés au premier rang, ne voulant rien perdre du spectacle. Un prêtre en veste blanche et à turban blanc marchait paisiblement parmi les danseurs enragés et les aspergeait d'eau. De temps à autre, des hommes se jetaient sur un danseur, lui arrachaient son kriss et entraînaient son corps détendu vers le barong qui attendait, silencieux. Ceux qui s'éveillaient de leur transe, essuyaient leurs visages trempés de sueur avec la barbe noire, parsemée de fleurs et assez cocasse du barong, puis disparaissaient dans la foule. D'autre se déchaînaient de plus en plus, comme s'ils voulaient à tout prix se tuer et se déchirer.
Vicki Baum, Sang et Volupté à Bali