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Le Bayon, enfin…
Ces tours, avec leurs formes trapues et leurs rangs superposés de couronnes, on pourrait les comparer, en silhouette, à de colossales pommes de pin, mises debout. C’était comme une végétation de pierre qui aurait jailli du sol, trop impétueuse et trop touffue : cinquante tours de taille différente qui s’étageaient, cinquante pommes de pin fantastiques, groupées en faisceau sur un socle grand comme une ville, accolées presque les unes aux autres et faisant cortège à une tour centrale plus géante, de soixante ou soixante-dix mètres, qui les dominait, la tête fleurie d’un lotus d’or.
Et, du haut de l’air, ces quatre visages, qu’elles avaient chacune, regardaient aux quatre points cardinaux, regardaient partout, entre les pareilles paupières baissées, avec la même expression d’ironique pitié, le même sourire ; ils affirmaient, ils répétaient d’une façon obsédante l’omniprésence du dieu d’Angkor.
Des différents points de l’immense ville, on ne cessait de voir ces figures aériennes, les unes de face, les autres de profil ou de trois quarts, tantôt sombres sous les ciels bas chargés de pluie, tantôt ardentes comme du fer rouge quand se couchait le soleil torride, ou bien bleuâtres et spectrales par les nuits de lune, mais toujours là et toujours dominatrices. Aujourd’hui cependant leur règne a passé : dans la verdâtre pénombre où elles se désagrègent, il faut presque les chercher des yeux, et le temps approche où on ne les reconnaîtra même plus.
Pierre Loti